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Mise à jour concernant les ajustements à la frontière pour le carbone

 

Dans une publication d’octobre 2021, nous proposions une grille d’analyse pour fournir quelques clés de compréhension concernant la question complexe des ajustements à la frontière pour le carbone (AFC). Depuis, des avancées notables sur la scène internationale, notamment la mise en œuvre d’un AFC en Europe, ainsi que les échanges que nous avons eus avec divers intervenants nous amènent à mettre à jour notre réflexion.

Ainsi, dans le présent pupitre, nous vous proposons :

  1. Un bref historique de certains moments clés des dernières années concernant les AFC;
  2. La position du CPEQ concernant l’adoption d’un éventuel AFC au Canada;
  3. Les implications pour le Canada de l’adoption du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) en Europe et de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis;
  4. Les impacts des AFC sur les pays en développement.

C’est parti!

 

  1. Du projet à la réalité

Comme nous le mentionnions dans notre pupitre précédent, l’été 2021 a été riche en termes de consultations portant sur des projets d’AFC en Europe, aux États-Unis et au Canada[1]. Le niveau de maturité de ces propositions était très variable, l’Europe proposant de loin le cadre le plus proche d’une règlementation opérationnelle.

C’est donc sans surprise que les AFC se sont invités à la COP26 à Glasgow en novembre 2021. Des panels et événements rassemblant des experts en la matière ont permis des échanges instructifs sur la question. Les discussions sur le sujet se sont d’ailleurs intensifiées lors de la COP27 à Charm el-Cheik en novembre 2022, avec l’adoption alors imminente du MACF européen.

Ce dernier a finalement été adopté en décembre 2022. Nous y reviendrons plus loin.

 

  1. Pour un AFC, mais pas sans les Américains!

De manière générale, comme l’explique en détail un groupe de réflexion industrielle australien, les AFC constituent un outil efficace pour éviter les fuites de carbone et protéger la compétitivité des entreprises. Toutefois, dans le cadre des consultations qui ont eu lieu à l’échelle canadienne concernant les AFC, le CPEQ a défendu la position selon laquelle le Canada doit être patient en ce qui concerne l’échéancier de son adoption.

En effet, malgré l’initiative de certains États à l’échelle locale, Washington n’a pas légiféré pour imposer un prix fédéral sur le carbone. À ce sujet, nul besoin de rappeler que toute nouvelle taxation, peu importe sa forme et sa finalité, constitue toujours un sujet sensible au sud de la frontière. L’administration Biden a donc plutôt choisi d’agir pour atteindre ses cibles de réduction des émissions par le biais d’aides financières massives, notamment au moyen de l’IRA.

Ce choix est lourd de conséquences pour le Canada pour plusieurs raisons, y compris dans le contexte des AFC. Puisque les Américains semblent obstinés à ne pas imposer de coût carbone fédéral, un AFC canadien devrait en théorie imposer des droits à l’importation pour certains produits américains. Une telle situation risque d’enflammer les tensions commerciales entre nos deux pays et le Canada aurait bien plus à perdre que les États-Unis dans ce contexte.

En outre, même advenant une mise en œuvre non conflictuelle d’un AFC au Canada, l’intégration économique nord-américaine y compris au niveau des chaînes d’approvisionnement, rendrait chaotique la mise en place d’un AFC sans un minimum de coordination avec les États-Unis.

C’est donc en raison de la relation particulière qu’entretient le Canada avec le géant américain que la mise en place unilatérale d’un AFC serait hasardeuse. Pour l’instant, donc, mieux vaut travailler de pair les Américains.

 

  1. La réaction du Canada à l’égard des politiques européennes et américaines

L’adoption du MACF européen en décembre 2022 remet toutefois les AFC à l’agenda. Une fois en vigueur, il s’appliquera à certains secteurs jugés parmi les plus à risque de fuites de carbone, soit le ciment, le fer et l’acier, l’aluminium, les fertilisants, l’électricité et l’hydrogène.

Le MACF entera toutefois en vigueur très graduellement. D’abord, entre octobre 2023 et la fin de 2025, les obligations se limiteront à rapporter le carbone incorporé aux produits importés dans l’Union européenne. À partir de 2026, un ajustement à la frontière sera imposé graduellement pour les produits importés qui n’ont pas fait l’objet d’un coût carbone équivalent au coût carbone européen. Entre 2026 et 2034, les allocations gratuites dans le marché du carbone européen seront graduellement éliminées.

Rappelons que l’adoption du MACF s’inscrit dans un cadre plus large de renforcement du marché du carbone européen qui comprend notamment une réduction plus rapide des plafonds d’émission et l’élargissement du système à de nouveaux secteurs. Ce resserrement de la réglementation des émissions de gaz à effet de serre en Europe est par ailleurs complété par le Green Deal Industrial Plan, qui constitue la réponse de l’Europe à l’IRA américain. Le Canada, pour sa part, est placé dans une situation mitoyenne étant donné sa relative affinité avec l‘approche réglementaire européenne et ses liens commerciaux et géographiques avec les États-Unis. Il conviendra par ailleurs de surveiller le budget 2023-2024 du gouvernement du Canada, qui pourrait comprendre des mesures d’aide financière pour que le Canada réponde lui aussi à l’IRA.

Quoi qu’il en soit, mis ensemble, le MACF européen et l’IRA américain emportent des conséquences importantes pour la réflexion concernant les AFC au Canada. Ce dernier doit donc se joindre à ses partenaires européen et américain afin de développer une approche commune en matière d’intégration des enjeux commerciaux et de lutte contre les changements climatiques.

 

  1. L’avantage du leadership

D’abord, la stratégie canadienne de ne pas prendre une position de leadership pour le déploiement des AFC est certes préférable pour les raisons exposées précédemment, mais a pour inconvénient de laisser à d’autres l’avantage de l’initiative.

En étant la première administration à adopter un MACF, l’Europe a joui quant à elle d’une relative latitude dans la conception de son MACF. Les pays qui suivront, comme le Canada et peut-être les États-Unis, et l’Australie, devront probablement s’harmoniser dans une certaine mesure avec les choix qui auront été faits en Europe afin de faciliter les échanges commerciaux et de limiter les conflits.

À ce sujet, le gouvernement fédéral observe de près la mise en œuvre du MACF européen et on peut s’attendre à ce que plusieurs des choix de conception réglementaires faits en Europe pèseront lourd dans la conception d’un éventuel AFC canadien.

 

  1. Les allocations gratuites

L’un des choix de conception du MACF qui pourrait alimenter la réflexion au Canada et au Québec est la décision d’éliminer graduellement les allocations gratuites dans le cadre du marché du carbone européen. Advenant une approche similaire retenue au Canada, le Québec devra assurer progressivement la cohérence de son mécanisme d’allocations gratuites dans le cadre de son Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission (SPEDE) avec un éventuel AFC canadien pour éviter une possible double protection de la compétitivité des entreprises qui diminuerait le signal prix de la tarification carbone et minerait la crédibilité de l’AFC sur le plan des règles du commerce international. 

À la lumière des critères utilisés par le gouvernement fédéral pour évaluer les systèmes provinciaux de tarification carbone, une telle situation risquerait ultimement de faire en sorte que le gouvernement fédéral cesse de considérer le SPEDE comme étant équivalent à la tarification carbone fédérale et substitue cette dernière au SPEDE.

 

  1. L’échéancier

Tel que mentionné précédemment, le Canada semble prendre la mesure de ce qui se fait en Europe et aux États-Unis dans le dossier des AFC avant de se commettre, ce qui n’est pas une mauvaise chose.

Ainsi, en l’absence apparente d’avancées majeures du côté américain, il ne semble pas y avoir d’échéancier précis pour l’adoption d’un AFC au Canada. D’un autre côté, le MACF européen crée une pression pour accélérer la cadence surtout dans les pays qui n’ont pas de tarification carbone, mais aussi, dans une moindre mesure, au Canada.

Ainsi, malgré les enjeux importants que poserait la mise en place d’un AFC au Canada avant les États-Unis, le MACF européen pourrait relancer la réflexion au pays. À ce sujet, le gouvernement fédéral nous a confirmé que des consultations additionnelles se tiendraient avant la publication d’un éventuel projet de règlement dans les prochaines années. Il convient de s’y préparer dès maintenant.

 

  1. Les impacts des AFC sur les pays en développement

Depuis la COP24 en 2019, les discussions internationales sur les « mesures de riposte » (« response measures ») se déroulent sous l’auspice du Comité d’experts de Katowice.

En effet, les Parties à l’Accord de Paris, au Protocole de Kyoto et à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) doivent tenir compte des impacts sociaux, économiques et environnementaux de leurs politiques de réduction des émissions notamment sur les pays en développement, que ces impacts soient positifs ou négatifs.

Les AFC font partie des mesures mises en place par les Parties à la CCNUCC, à l’Accord et Paris et au Protocole de Kyoto pour atteindre leurs cibles de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Or, les AFC entraînent des conséquences majeures pour les partenaires commerciaux des administrations qui les mettent en place. Ils ont par ailleurs comme objectif explicite d’inciter les autres pays à accélérer la mise en place de politiques climatiques.

Par exemple, le MACF européen serait invoqué par la Turquie comme un incitatif pour mettre en place une tarification carbone à l’échelle nationale, puisqu’en l’absence d’une telle tarification, les entreprises turques devront acquitter un coût carbone aux autorités européennes pour accéder à ce marché. L’économie de plusieurs autres pays en développement est dépendante des exportations vers l’Europe de produits visés par le MACF. En outre, le simple fait de devoir déclarer les émissions associées aux produits exportés vers l’Europe crée un lourd fardeau administratif pour les entreprises, y compris pour celles provenant des pays les moins développés qui n’ont pas toujours les capacités pour effectuer cet exercice.  

Dans ce contexte, plusieurs pays en développement invoquent que les AFC sont injustes et contraires aux principes de base de l’Accord de Paris.

D’abord, l’Accord de Paris ne dicte pas de méthode particulière pour réduire les émissions. Le choix des instruments politiques, réglementaires ou économiques relève de la souveraineté des États. Or, les administrations qui adoptent un AFC, surtout s’ils constituent aussi un grand marché comme l’Europe, créent un incitatif fort pour s’aligner sur la trajectoire du pays mettant en place l’AFC, comme nous l’avons vu dans le cas de la Turquie. Les AFC pourraient donc être perçues comme une ingérence dans les choix nationaux.

Au surplus, l’Accord de Paris reconnait le principe des responsabilités communes, mais différenciées et, en conséquence, la plupart des cibles de réduction des émissions des pays en développement sont décalées dans le temps par rapport aux pays développés. Il y a une latitude pour être moins ambitieux dans la trajectoire de réduction des émissions pour les pays qui doivent encore se développer. Toutefois, les AFC imposent indirectement le rythme de réduction des émissions des pays développés aux pays en développement, puisque ces derniers doivent payer un coût carbone équivalent à celui payé dans les pays développés pour accéder à leurs marchés.

Tout porte donc à croire que la question des AFC est loin d’être réglée et pourrait intéresser les négociateurs dans le cadre des prochaines COP, y compris pour évaluer la pertinence de mécanismes alternatifs.

 

Une fenêtre qui se referme

On constate donc que l’évolution des réflexions concernant les AFC s’accélère, propulsée principalement par l’adoption du MACF en Europe, mais aussi dans une moindre mesure par l’IRA aux États-Unis ainsi que par les discussions en cours concernant des ententes commerciales spécifiques à certains domaines comme l’acier et l’aluminium. Il convient donc pour les entreprises assujetties au SPEDE de prendre conscience des changements majeurs qui pourraient en découler dans les prochaines années, y compris en ce qui concerne l’avenir des allocations gratuites.

L’échéancier de la mise en œuvre d’un tel outil doit également être pris en compte pour planifier les activités commerciales qui impliquent des mouvements internationaux de produits, surtout entre le Canada, les États-Unis ou l’Europe.

Enfin, les entreprises doivent s’intéresser aux négociations internationales concernant les impacts des AFC sur les pays en développement, puisqu’ils pourraient affecter la conception d’un éventuel AFC au Canada, par exemple la possibilité que certains pays soient exemptés des droits d’importation.

Bref, même si la réflexion concernant les AFC demeure ouverte, différents éléments de conception se précisent et la fenêtre d’opportunité pour les influencer se referme. Demeurons attentifs!

 

[1] Les consultations se sont poursuivies aussi au début de 2022.

 

Me Hélène Lauzon, avocate et urbaniste           Me Olivier Dulude
Présidente-directrice générale

Directeur adjoint des affaires publiques et législatives

 

 

 

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